«Tout ce qui comptait, c’était la solidité des matériaux. L’armée américaine ne prenait que les appareils résistant à une chute de huit mètres. Ça a marché. Une équipe est revenue du pôle Nord en disant que nos machines fonctionnaient encore même après être tombées à l’eau. » Ainsi parle Richard Authier, designer engagé chez Paillard en 1944.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer un groupe de militaires en cercle autour d’un trou percé dans la glace, à attendre que leur collègue en scaphandre, dix mètres sous la surface maintenant, ramène l’Hermès 3000 qu’on aura laissé tomber par inadvertance dans l’eau froide.
J’imagine aussi des types en uniforme penchés à la fenêtre du troisième étage d’une caserne – n’importe où dans le Wyoming ou le Colorado –, balançant des lots de dix machines à écrire Hermès, l’une après l’autre. En bas, d’autres militaires, équipés d’un calepin, d’un crayon, relevant soigneusement les données de la chute – angle de l’impact, rayures, chocs –, demandant à leur collègue en haut d’en balancer dix encore pour être certain que oui, c’est bon, elles tiennent le choc, elles résisteront aux conditions les plus extrêmes, aux accident les plus violents, on passe commande !
Quel bruit ça fait une machine à écrire qui heurte le sol après une chute de huit mètres ? Je n’en sais rien, mais pour le savoir, plutôt que de prendre le risque de la lancer par inadvertance sur la tête des touristes qui déambulent en bas de chez moi, je préfère relire une anecdote racontée par Blaise Cendrars dans Bourlinguer, où ce n’est pas une machine à écrire mais un piano qui passe par la fenêtre: «Je ne pourrai jamais oublier ce que c’est qu’un piano venant se fracasser au sol, tombant d’un troisième étage. Mille chats qui miaulent dans la nuit faisant l’amour sur le rebord d’un toit ou mille chattes en chaleur menant leur sarabande parmi les gargouilles sur la façade d’une cathédrale n’existent pas et comptent pour rien par rapport à un piano dont toutes les cordes se rompent d’un coup en faisant éclater le ventre de la caisse de résonance et miaulent en arpège toutes les notes, du grave à l’aigu et de l’aigu au grave. C’est aussi assourdissant mais exactement le contraire que le boum ! d’un coup de canon parce que l’explosion d’un piano reste malgré tout inscrite dans une échelle harmonique. »
Ce texte de Romain Buffat a été publié le 18 novembre 2020 dans la Région.