J’ai une double nationalité, suisse et française. Sur ma vieille carte nationale d’identité de la République française – papier cartonné beige, écorné, déchiré de partout – les informations me concernant ont visiblement été tapées à la machine à écrire électrique. On y apprend que je mesurais 1m75 en 2004, que j’étais domicilié à Orges, que je suis né le 1er mars 1989 et que mes signes particuliers sont, comme beaucoup de monde, « néant ». Le néant serait donc mon signe particulier. Cela fait-il de moi un monsieur Tout-le-monde ?
Je me permets une hypothèse : on utilisait la mention « néant » sur les documents d’identité parce que la touche 0 n’existait pas sur certaines machines à écrire – on se débrouillait avec le o majuscule. S’il n’existe pas de touche zéro, c’est sans doute une histoire d’optimisation des coûts, mais j’aurais voulu connaître les réflexions presque métaphysiques des ingénieurs au moment de décider de la présence ou de l’absence du zéro :
- Pas besoin d’une touche qui signifie rien, nul, néant, dit l’un.
- Si on peut le nommer c’est que ça existe, répond l’autre.
- Si tu vas au café et que tu commandes 0 bière, tu n’auras rien à boire.
- On m’apportera un verre vide, c’est quand même quelque chose.
- Un verre vide vu du haut, ça ressemble plus à un o majuscule qu’à un 0.
Sur mon Hermès 3000, le caractère 0 existe mais la touche du clavier a disparu. Par contre, il n’existe pas de 1 (un), on doit se débrouiller avec le l (L minuscule). Là aussi, je me demande quels ont pu être les arguments de l’ingénieur cherchant à justifier qu’il y aurait une touche pour écrire le rien, le néant mais qu’il n’y aurait pas de touche pour la plus petite unité de ce qui existe.
Ce texte de Romain Buffat a été publié le 17 mars 2021 dans la Région.