Alors ce 25 mars 1971, quand l’aiguille des minutes s’est déplacée d’un cran pour former l’angle droit des 9 heures, Eliane a pensé que c’était le moment, que c’était assez. C’est assez, elle se chuchote pour elle-même, puis elle répète plus fort, c’est assez. Elle se lève et part avec sa collègue du poste de travail voisin en direction du Foyer. Et quand elle arrive dans cette salle où il ne reste que quelques chaises libres, elle ne pense plus au ressort qu’elle a posé sur son établi et qui a peut-être roulé sur quelques centimètres avant de tomber par terre pour se perdre on ne sait où. Non elle n’y pense pas. Elle ne pense plus au travail, du moins pas à celui qui est le sien, elle pense au travail tel qu’il devrait être, tel qu’il devrait être reconnu par la direction qui vient de décider sans autre consultation de supprimer la participation du personnel au bénéfice. Le conseil d’administration juge modeste la part qui revient aux salarié·e·s. Mais pour Eliane une centaine de francs ça n’a rien de modeste, non, une centaine de francs ça représente beaucoup les fins de mois où il faut payer la facture du dentiste de la petite ou quand c’est ce qu’il reste pour finir en beauté les vacances et qu’on peut, l’espace d’une soirée au restaurant avec la famille, ne pas trop compter.

Alors Eliane s’en fout que les marxistes en profitent pour récupérer leur colère ; marxistes, anarchistes ou syndicats, ce qui compte c’est que ça chiffre, oui elle dit comme ça à sa voisine, faut que ça chiffre assez pour qu’ils aient peur, et vu la santé de l’entreprise, un débrayage d’une heure sur Yverdon, Orbe et Sainte-Croix, je peux te garantir que même si c’est pas dans leurs habitudes, ils vont commencer à réfléchir là-haut. La qualité Hermès, c’est nous. Sa voisine ne la reconnaît pas, n’aurait jamais imaginé qu’Eliane, la gentille Eliane pouvait ainsi montrer les muscles. Et c’est vrai qu’elle montre les muscles, Eliane, elle brandit le poing et elle bande son biceps.

Et tandis qu’on se met d’accord, certes en s’engueulant sur les revendications – gratification pour toutes et tous sans exception, réajustement du salaire de 10 % afin de faire face au coût de la vie, introduction de la mensualisation pour toutes et tous, aucune mesure de répression à l’égard des grévistes, répartition du bénéfice –, Eliane ne peut s’empêcher de penser à sa grandmère qui elle-même s’appelait Eliane et à laquelle elle doit son prénom. La grand-mère Eliane qui, au début du siècle, travaillait chez Vautier Frères & Cie à Yverdon, fabrique de tabac située au quai de la Thièle. À cet instant, Eliane pense à sa grand-mère Eliane. Elle pense à comment sa grand-mère avait fait partie des grévistes qui soutenaient « les 7»; les 7 meneuses, renvoyées pour avoir voulu créer un syndicat. Eliane pense à comment la direction de l’entreprise puis les autorités de la ville ont pris peur, faisant appel à l’armée pour contenir non seulement « les 7» mais aussi les cinquante autres ouvrières qui les soutenaient, ainsi que les ouvriers des ateliers CFF, ainsi que des badauds, ainsi que des enfants – le pont de Gleyres est occupé par 1200 personnes. Eliane pense à la fierté des 7 qui refusent d’être réengagées aux conditions posées par les patrons. Eliane se souvient très bien des noms, elle a l’impression de les connaître, d’avoir défilé à leurs côtés sous le soleil de mai 1907: Eugénie Besse, Eugénie Delameru, Charlotte Jaquillard, Louise Jossevel, Elise Vaucher, Elisa Volper, Lucie Zingre. Et Malgré la défaite que sa grand-mère lui racontait avec amertume, Eliane garde l’espoir de faire comme ces femmes, c’est-à-dire ne rien céder, ne plus baisser la tête, créer une alternative au monde.

Alors « les 7 fantastiques », comme Eliane aime les appeler, créent une coopérative, ouvrent un atelier libre sans patron à l’avenue de Grandson et se lancent dans la fabrication de la cigarette La Syndicale. Le journal L’Exploitée appelle à soutenir les « vaillantes sœurs » et à boycotter les cigarettes Vautier. Et ça marche, oui, ça chiffre comme aime le dire Eliane, ça chiffre à tel point que Vautier doit freiner sa production. Dans l’atelier libre sans patron tout se passe bien, la journée de travail passe progressivement de 10 à 8 heures par jour et les ouvrières ont droit à 6 jours de congés payés, ce qui n’existe dans aucune autre entreprise. Jusqu’en 1925, on peut fumer la cigarette La Syndicale. Alors c’est certain, à tout ça, Eliane y pense tandis qu’elle quitte le Foyer de l’usine Paillard d’Yverdon et qu’elle s’apprête à sortir pour fumer une clope. Elle se demande si ce ne serait pas le moment de lancer une coopérative qui fabriquerait ses propres machines à écrire. Non pas l’Hermès 3000 ni la Baby ni l’Ambassador mais La Syndicale.

Dans quelques semaines, quand le Tribunal arbitral aura donné son verdict et qu’elle verra que son salaire aura augmenté de 8,26%, que les ouvriers et ouvrières devront bientôt être mensualisé·e·s, que leur gratification de fin d’année sera renforcée et qu’il n’y aura pas de représailles contre celles et ceux qui ont interrompu le travail, elle se dira, même si toutes les revendications n’auront pas été entendues, qu’elle et ses collègues auront eu raison de se battre.
 

Ce texte de Romain Buffat a été publié le 6 janvier 2021 dans la Région.

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