Zinzinuler. Se dit de la mésange, de la fauvette qui pousse son cri. Le mot a quelque chose de miraculeux, comme s’il reproduisait en quatre syllabes un chant d’oiseau. Le manuscrit de mon premier roman, Schumacher, comportait d’ailleurs cette phrase : « Leur bonheur ne connut pas de faille jusqu’à ce jour de septembre au ciel tendre, à la légère brise et aux zinzinules réguliers des mésanges. » Malheureusement, « zinzinules » n’a pas été retenu dans la version publiée, parce qu’il s’agit d’un néologisme (le verbe existe, pas le substantif), et parce que je n’ai pas su convaincre mon éditrice de le garder. Je profite donc de ce Qwertzédaire pour m’offrir réparation et l’écrire noir sur blanc : zinzinules.
Les premières esquisses, le chapitre d’ouverture et certains passages de ce roman paru il y a deux ans, je les ai écrits en juin 2013 sur l’Hermès 3000 qu’on venait de me donner. Ce que j’écrivais s’imprimait directement, physiquement, sur la feuille de papier devant moi sans qu’il ne soit possible de revenir en arrière. Les ratures, les fautes de frappe, les doubles espaces, les mots mal syllabés, les fautes d’accord, les prénoms mal choisis des personnages, les rythmes maladroits, les sonorités étranges... tout ce que je cherche habituellement à effacer se mettait à exister, comme si les pistes avortées étaient aussitôt archivées par la machine à écrire.
Cette Hermès 3000 m’avait été léguée par Richard & Ottilia, les grands-parents de mon amie à l’époque. Richard cherchait à se débarrasser de toutes ces vieilleries, comme il disait, qui encombraient leur maison du Jura vaudois ; Ottilia était quant à elle enchantée que cette machine puisse encore servir, après toutes ces années, à un jeune auteur. L’Hermès 3000 était sans doute déjà dépassée au moment où Ottilia tenait la comptabilité et assurait la correspondance de la petite entreprise familiale spécialisée dans l’achat et la vente d’articles dentaires – tout se faisait sur une machine à écrire électrique –, pendant que Richard sillonnait les routes à la rencontre de clients dans toute la Suisse. Après les longues et pénibles heures de travail, Ottilia prenait enfin du temps pour elle et s’installait devant son Hermès 3000. Sur cette Hermès 3000, elle racontait sa vie, des anecdotes, son enfance. Comme si l’ancienneté de cette machine à écrire lui permettait de remonter le temps, ou au moins de le ralentir. Elle retranscrivait les mémoires de sa mère, retapait les échanges de lettres entre sa famille de Suisse et sa famille d’Italie, parlait de ses enfants et de ses petits-enfants. Sur cette Hermès 3000, elle prenait soin de la mémoire familiale.
Richard & Ottilia ont toujours été là : lors de l’une de mes toutes premières lectures, c’était à Bienne en plein hiver, ils étaient dans le public. Ils étaient là aussi lors d’une lecture à Yverdon où l’on m’avait assuré que personne ne viendrait. Comme des grands-parents, ils gardaient toujours une copie des nouvelles que je publiais dans des revues littéraires, et Richard & Ottilia, j’en suis sûr, auraient découpé chaque mercredi, pour les garder dans un classeur, les textes de ce Qwertzédaire écrits avec leur Hermès 3000.
Richard & Ottilia font partie des 1877 personnes décédées du coronavirus en Suisse à l’heure où j’écris ces lignes. Ce texte, aussi modeste que le chant d’une mésange, ce zinzinule, est dédié à leur mémoire.
Ce texte de Romain Buffat a été publié le 4 novembre 2020 dans la Région.