Je sors d’une école d’art, mon bachelor en écriture littéraire en poche. Je veux travailler et garder du temps à côté pour écrire. Le monde du travail ne veut pas de moi. Je m’inscris au chômage. J’entre pour la première fois au Centre St-Roch en novembre 2014. Tout est gris. Le ciel, la façade du bâtiment, mon humeur. Grisaille yverdonnoise. Mon conseiller ORP a un nom de conseiller fédéral, je vois cela d’un bon œil : avec un nom pareil, il doit inspirer confiance aux employeurs à qui il ne manquera pas de transmettre mes coordonnées. Nous nous rencontrons trois fois, trois rendez-vous d’une extrême brièveté où mon CV et mes perspectives de trouver un travail en lien avec mon activité d’écriture ne cessent de décontenancer mon conseiller.

1er rendez-vous
– Un job d’employé de commerce, vous vous sentiriez de le
faire ?
– Oui, oui.
– Un job dans l’administration ?
– Oui, oui.
Il doit prendre mes oui pour des non, parce qu’il finit par me demander ce que je peux concrètement faire avec un bachelor en écriture littéraire.
– Plein de choses.
Il s’absente quelques minutes, revient avec le CV fictif d’une certaine Charlotte Oboulot, domiciliée au 2, rue de la Recherche. Il s’agit d’un modèle de CV distribué à tout chômeur débutant. Il me demande de raccourcir mon CV en m’inspirant de celui-là, vous comprenez monsieur Buffat, un CV doit tenir sur une feuille recto-verso. Le temps c’est de l’argent, me dis-je, et le temps du patron qui pourrait m’engager doit vraiment valoir de l’or s’il ne peut pas lire une page de plus.

2e rendez-vous
J’ai réduit, dans mon CV, la taille de la police d’écriture, diminué la taille de la photo, indiqué que j’étais « flexible, capable de prendre des initiatives et prêt à relever des défis » , j’ai trouvé des formules pour rendre mes différents petits boulots bien plus complexes qu’ils ne l’avaient été en réalité. Le conseiller m’a félicité. Il m’a encore demandé ce que je pouvais faire comme travail, j’ai dit « plein de choses ». Il a soupiré, j’ai soupiré.

3e rendez-vous
J’anticipe que mon conseiller ORP au nom de conseiller fédéral qui ne sera jamais ministre du travail n’aura aucune bonne nouvelle à m’annoncer, aucun job à me proposer, alors je le devance, et la bonne nouvelle c’est moi qui la lui annonce :
– J’ai décidé de reprendre des études de lettres à l’université.
Il se redresse sur sa chaise, réajuste ses lunettes, se passe la main sur le front comme si je venais de lui annoncer que j’avais trouvé un CDI. Jamais quelqu’un à qui j’ai annoncé vouloir étudier les lettres n’a paru aussi soulagé ; d’habitude, les gens ont peur et disent « les lettres, tu es sûr ?» Mais lui non. Désespéré par mon cas, il voit tout à coup s’ouvrir devant moi et devant lui un avenir serein.
– C’est une très bonne idée. Une très bonne décision, monsieur Buffat.
– Je sais.


Je sais que lire Stendhal et Duras est la meilleure chose que je puisse faire dans la vie, lui se débarrasse d’un cas compliqué – moi – qui plombe ses statistiques. C’est du win win. Je sors de son bureau et de ses statistiques, j’entre à la Faculté des lettres. Je retourne à mes études. Bon qu’à ça.


Quatre ans plus tard, j’accompagne mon père, en fin de droit au chômage, deux ans avant la retraite, à l’ORP. Comme beaucoup de personnes travaillant dans les métiers de l’imprimerie, il avait lui aussi connu l’absurdité des entretiens à l’ORP. L’imprimerie qui l’avait licencié n’avait pas anticipé le tournant numérique et avait dû fermer, à la façon d’Hermès Precisa International qui avait mal négocié le virage électronique, dont les usines étaient sises ici jusqu’à la fermeture en 1989, là où mon père et moi attendons maintenant de savoir de quoi demain sera fait pour lui. On est assis là, les deux, la tête baissée, dans la salle d’attente. Et on attend parce que c’est ce qu’on nous demande de faire (partout il est écrit : VEUILLEZ PATIENTER). Que quelqu’un veuille bien nous prendre en charge. Que quelqu’un veuille bien nous expliquer ce qui va se passer entre la fin du chômage et le début de la retraite de mon père.


On attend, on blague. Quoi qu’il arrive on blague. Je ne sais pas vraiment à quoi pense mon père, sans doute à toutes les fins de mois à venir, les fins de mois qui commencent dès le 10, à toutes ces fins de mois qui, mises bout à bout, font des années, une vie. Moi, je me dis qu’être né au XXe ou au XXIe siècle dans le Nord vaudois, avoir des velléités littéraires aujourd’hui, avoir travaillé dans l’imprimerie jusque dans les années 2010 ou dans la fabrication de machines à écrire jusque dans les années 1990, semble fatalement nous mener un jour ou l’autre ici. Dans cette salle d’attente de l’Office régional de placement. Dans les anciennes usines Hermès-Paillard, deuxième plus grand employeur du canton dans les années 1960.

Le symbole même du chômage.

 

Ce texte de Romain Buffat a été publié le 25 novembre 2020 dans la Région.

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