Le vent d’abord s’est cogné contre la paroi du Jura, avant de s’engouffrer dans les forêts de sapins, coiffer les pentes, longer la longue route des Fourgs, fouetter les vitres de quelques maisons de L’Auberson et se laisser ensuite glisser jusqu’à Sainte-Croix, dans la rue Centrale, où un homme écoute justement le bruit du vent dans les arbres. Cet homme, c’est Paillard. Il est âgé déjà, il lui reste cinq ans à vivre, il est horloger, il aime le tic-tac de l’aiguille des secondes mais il aimerait mettre un peu de musique dans sa vie. Lorsque le vent tourbillonne et siffle aigu dans les arbres autour de Sainte-Croix au petit matin, il a l’impression d’entendre son prénom, « Mooooïïïïse ». Quelque chose comme Moïse ou Musique. L’un ou l’autre, c’est certain. Ou même les deux. Et Moïse et Musique, c’est proche, ça rime presque. Ce matin de 1814, alors qu’on pèle de froid à son comptoir d’horlogerie, Moïse, qui a entendu l’appel du vent et de la forêt sur le chemin du travail, achève la fabrication de sa première boîte à musique. La maison Paillard est née. Ce pourrait être la légende.
Bientôt, entre Sainte-Croix et L’Auberson, tout le monde s’y met. Cuendet, Reuge, Lassueur, Mermod, Vidoudez, Thorens. Et Paillard. Eugène et Amédée Paillard, les petits-fils de Moïse. Tous fabriquent des boîtes à musique. Et cette musique – c’est-à-dire celle des lamelles d’acier soulevées par les picots sur un cylindre actionné par une manivelle – rivalise avec le chant du vent dans les arbres. Leurs débuts sont prometteurs, ils présentent des boîtes à musique, des mandolines, des tabatières à musique à la Grande Exposition de Londres en 1851, à Crystal Palace – depuis leur stand ils auront peut-être vu passer Charlotte Brontë, Charles Darwin et Dickens, Karl Marx, mains dans les poches, traînant les pieds, affligé par le spectacle de cette première exposition universelle, cette « Rome moderne où la bourgeoisie expose, avec une fière autosatisfaction, les dieux qu’elle s’est elle-même créés. » Qu’importe, les deux frères Paillard ne sont certainement pas marxistes, ils auront donc aussi un stand à l’Exposition universelle de Paris en 1855. Les affaires roulent, ils achètent du terrain à Sainte-Croix.
Après l’ascension, la chute, on connaît cela : ils contractent des dettes, ne parviennent plus à payer leurs créanciers ; le Tribunal de Grandson prononce la mise en faillite. Et puis, c’est le jeu, ils montent une nouvelle société, les affaires reprennent, ils remboursent au fur et à mesure, finissent par quitter le comptoir de leur père pour installer à la rue de l’Industrie une fabrique de boîtes à musique.
Les années se suivent, les Paillard aussi – à Amédée et Eugène succèdent leurs fils respectifs, Charles et Ernest –, les habitudes changent, la production se diversifie. Les gens écrivent en buvant leur café ? Il leur faudra bien des taille-crayons, des porte-manuscrits et des rôtissoires à café ; ils ont chaud, produisons des ventilateurs d’appartement ; s’ils font de l’alpinisme, ils auront certainement besoin de clous Tricouni, de mousquetons, d’appareils photographiques pliants et de briquets. Tant qu’à faire tourner les machines et faire travailler les ouvriers, pourquoi ne pas aussi fabriquer mandrins, carillons, pendules électriques, plieuses automatiques ? Paillard finit même par absorber son meilleure ennemi Thorens – les deux familles sont liées par les liens du mariage entre Ernest Paillard et Rosa Thorens – et c’est le nom de Paillard que l’on peut lire gravé sur les gramophones. Mais aussi sur les radios, les caméras. Même quand l’entreprise Paillard sera gérée par un Thorens, on retiendra le nom de Paillard.
- Tu travailles où ?
- Chez Paillard, à Sainte-Croix.
- Et toi ?
- Chez Paillard, à Orbe.
- Mon oncle a travaillé chez Paillard.
- Mon grand-père, ma mère, mon père ont travaillé chez Paillard.
- Mes parents se sont rencontrés chez Paillard.
Tout le monde travaille chez Paillard, tout le monde achète Paillard. De la fenêtre du train, en arrivant à Yverdon, tout le monde voit les lettres immenses et blanches, PAILLARD S.A., dressées sur le toit de l’usine, surplombant la ville comme à Hollywood. Ces mêmes lettres, dans les années 1950, on les voit briller toute la nuit sur la devanture d’un magasin sur Madison Avenue, puis sur Avenue of the Americas, à New York.
Si Sainte-Croix ou Yverdon avaient été des villes américaines, elles se seraient appelées PaillardCity ou Paillardstown, les avenues quadrillant le terrain du nord au sud auraient été nommées d’après les directeurs successifs de l’entreprise. Et il y aurait autant de rues (quadrillant le terrain d’est en ouest) que de touches sur une machine à écrire. Enfin, les anciennes usines auraient été transformées en un gigantesque musée – le HMoMA (Hermes Museum of Modern Arts) – et l’exposition Rock me Baby revisiterait les produits Paillard et le passé de la ville.
Ce texte de Romain Buffat a été publié le 2 décembre 2020 dans la Région.