Je ne lis pas beaucoup le journal, il prend chaque jour du retard. Je préfère le relire après coup pour comprendre une époque, écouter une langue, reconstituer un paysage.
Se plonger dans les archives du Journal d’Yverdon, c’est comme faire une coupe de la ville et lire ses transformations dans l’épaisseur du temps. L’un des personnages principaux évoqué par le Journal d’Yverdon (ou Feuille d’Avis, ou Journal du Nord vaudois), c’est l’entreprise Paillard. La construction des usines, les récits des matchs de foot du Hermès FC, les soirées du personnel, les licenciements, les annonces (« Paillard engagerait une excellente sténo-dactylo »), les batailles entre direction et syndicats, c’est dans le Journal d’Yverdon qu’on peut les lire.
Mon père lui non plus ne lit pas beaucoup le journal, il l’a imprimé durant des années. Les pages défilaient trop vite sur la rotative de l’imprimerie du Journal d’Yverdon pour qu’il ait le temps de les lire. Peu importe ce qui y était écrit, ce qui comptait c’était la trame, le réglage des encres, la taille du tirage, l’ajustement de la plaque, le blanchet, être attentif à ce que la main ne passe pas dans les rouleaux. Lorsque Paillard faisait les gros titres, « Sur le front des grèves chez Paillard SA » , « HPI abandonne sa production à Yverdon », mon père n’imprimait pas encore le journal. Il travaillait sur une machine typographique et imprimait entre autres le papier à en-tête d’Hermes Precisa International qui servirait probablement pour la correspondance avec clients et fournisseurs, les contrats de travail, les lettres de licenciement, la publicité, les fiches de salaire des employé(e)s.
Quand le Journal d’Yverdon a été racheté au début des années 2000 par l’imprimerie Corbaz, puis Corbaz par Edipresse, mon père a été licencié. Si les choses avaient tourné différemment (c’est mon travail d’écrivain de toujours imaginer des possibles), mon père aurait peut-être imprimé ce texte juste avant son départ à la retraite. J’aurais trouvé cela infiniment beau.
Aujourd’hui, des décennies plus tard, d’une autre façon mais toujours en lien avec Hermes Precisa International, un Buffat fait tourner les rouleaux d’une machine à imprimer. C’est notre modeste revanche.
Ce texte de Romain Buffat a été publié le 10 février 2021 dans la Région.