On est en 1998. Sac à dos, je parcours la Syrie. D’abord Alep, sa citadelle, son bazar, le restaurant Sisi dans le quartier chrétien avec son émincé de bœuf saupoudré de grains de grenades. Puis Damas. La nourriture est partout excellente ; l’architecture arabe m’enchante ; les Syriens très sociables. Bien sûr, la dictature est là. Hafez el Assad a bombardé une de ses propres villes qui contestait son autorité. Qu’importe ! J’aime trop le parfum du café à la cardamom [sic] pour me laisser impressionner. Un matin, je me pointe au Centre culturel français de Damas. Non pas parce que j’ai la fringale du Monde ou de Libération. Un désir profond monte en moi. Et si j’apprenais l’arabe ? Le Centre culturel propose des cours pour apprendre le français, mais aussi l’arabe. Une fois les renseignements pris, je me balade dans leur petite bibliothèque. Des romans français bien sûr. Et quelques traductions. Tout à coup, je tombe sur une perle. Une version de Don Quichotte avec les célébrissimes dessins de Gustave Doré. Je vénère tout autant le roman de Cervantès que l’art de la caricature de Doré. Mon sang ne fait qu’un tour. Je le pique. Je fourre l’exemplaire dans mon sac à dos et je dégage. Pas de portique de sécurité. Un vol en pantoufles. Le soir même, installé à une terrasse de mon hôtel pour routards, la honte m’envahit. Je rapporterai le roman demain matin. Promis. Mais le lendemain, je pars visiter des vestiges romains dans le désert. Trois jours passent et je ne l’ai toujours pas rendu. Je continue mon voyage en Syrie. Et je finis par rentrer en Suisse avec Don Quichotte et Doré dans mon sac à dos. Les années passent, mais le remords me mord toujours et encore. Le Centre culturel français de Damas dispose de si peu de livres. Qu’est-ce qui m’a pris de leur en piquer un ? J’aurais pu le trouver sans problème chez un bouquiniste de Genève. Puis la Tunisie se révolte. L’Egypte se révolte. Le Printemps arabe débarque en Syrie. Là, Poutine intervient. La flotte russe possède une base navale sur l’île de Tartous, au large de la Syrie. Pas question de perdre cette zone d’influence. Alors la Russie soutient Bachar el Assad, fils de dictateur. Les rebelles sont bombardés par l’armée syrienne et l’aviation russe. Les obus, les missiles de croisière et les bombes barils pleuvent sur Damas et Alep. Les immeubles, les rues, les quartiers disparaissent les uns après les autres. Un jour, je réalise que mon Don Quichotte est certainement tout ce qui subsiste du Centre culturel français de Damas.
Ce texte d'Eugène a été publié le 20 janvier 2023 dans La Région.